Organisation produit ou fonction centrée, l’éternel débat encore relancé

Rédigé par Edgard Bertrand et Robert Dahan, Euresis Partners

Au cours de ces dernières années, l’industrie pharmaceutique a essentiellement adopté une organisation produit centrée regroupant, sous le drapeau d’un produit, toutes les compétences devant assurer son succès.

La transformation profonde de notre industrie fait, qu’aujourd’hui, certaines de ces compétences sont nouvelles et rares, et que d’autres apparaissent plus essentielles que l’expertise spécifiquement produit.

Le choix d’une organisation centrée autour des compétences assurant le succès des produits apparait comme la réponse appropriée. Une telle organisation, fonction centrée, pose la question de l’adaptation des ressources actuelles à ce nouveau paradigme.

Nous vivons deux révolutions simultanées : la révolution des connaissances et celle de la connectivité. Ces révolutions transforment l’univers de l’Industrie Pharmaceutique.

La révolution des connaissances, c’est l’émergence de technologies nouvelles permettant, par une meilleure compréhension des mécanismes intimes du fonctionnement normal et pathologique de notre corps, le développement de solutions thérapeutiques mieux ciblées voire individualisées.

La révolution de la connectivité est rendue possible par la démocratisation d’objets connectés et de notre capacité exponentielle à traiter l’information ainsi générée. Elle permet l’évaluation continue des interventions de santé et devient le véhicule de nouvelles interactions entre acteurs de santé n’ayant pas l’habitude de communiquer ensemble : patients-professionnels de santé-autorités-payeurs-industriels de santé.

Ces 2 révolutions ont un impact considérable sur l’industrie pharmaceutique : aujourd’hui, les biotech sont responsables de plus de 60% des molécules approuvées aux US et en Europe.

Grâce à la spécificité de leurs produits et aux possibilités offertes par le développement de nouveaux modes d’interactions entre acteurs de la santé, ces biotech n’hésitent moins plus à diffuser leurs innovations sous leur bannière. C’est ainsi que l’on voit apparaitre de nombreuses sociétés pharmaceutiques, mono ou pauci-produits, occupant seules des niches thérapeutiques jusque-là délaissées.

Sous l’impact de ces révolutions, une nouvelle segmentation des produits pharmaceutiques devient pertinente. Elle repose, non plus sur les domaines thérapeutiques, mais sur le nombre de patients concernés et sur le type de prescripteurs potentiels. L’industrie pharmaceutique tient compte de cette segmentation, même aux dépens de son expertise thérapeutique.

Ces 2 révolutions segmentent le portefeuille de médicaments disponibles en 3 groupes.

Viennent d’abord les médicaments ciblés voire individualisés, habituellement indiqués pour un nombre limité de malades et essentiellement sinon uniquement réservés à l’usage de spécialistes (oncologie, maladies rares…).

Ensuite les médicaments destinés à une population plus large mais essentiellement initiés ou prescrits par un spécialiste avec une implication croissante des médecins généralistes : certaines classes de médicaments du diabète, certaines maladies inflammatoires, insuffisance cardiaque, certaines pathologies neurologiques.

Enfin, les médicaments « traditionnels » destinés à une population importante, initiés et prescrits par l’ensemble des médecins et dont une grande partie aujourd’hui a perdu la protection liée au brevet.

Les « grands » laboratoires sont sur le chemin d’abandonner cette dernière catégorie de médicaments. Les plus extrêmes concentrent désormais la totalité de leur effort dans la recherche et le développement de la première catégorie de médicaments, catégorie que l’on peut résumer ainsi : innovation pour un petit nombre de patients pris en charge par un petit nombre d’acteurs.

C’est le paysage de l’industrie pharmaceutique qui se redessine.

Dans le monde hyper concurrentiel de l’innovation de rupture, en dehors des biotechs mono ou pauci produits, coexistent des laboratoires proposant un portefeuille d’innovations hyperciblées, des laboratoires ajoutant à cette innovation hyperciblée un portefeuille de produits plus large mais à forte dominante spécialiste et enfin des laboratoires adressant la population la plus large avec des solutions thérapeutiques plus éprouvées.

Dans l’espace non moins concurrentiel des laboratoires se tenant à l’écart de ces innovations, l’impact de ces révolutions est également à prendre en compte. S’ils ne sont pas acteurs de cette transformation, ils sont cependant sous l’emprise de ses conséquences, pour au moins 2 raisons : leur modèle économique fait face à une pression inédite et l’acquisition et/ou la rétention de talents devient un problème épineux.

Construire ou re-construire une organisation compétitive est un défi à relever pour l’ensemble de la filière pharmaceutique.

Réussir l’adoption de produits ciblés auprès des professionnels de santé, c’est définir les priorités qui ne sont plus centrées sur l’information produit d’un professionnel de santé mais qui visent à permettre l’intégration dans un écosystème de santé : le produit, per se, n’est plus prioritaire, au contraire de l’acquisition de nouvelles expertises qui dessineront l’entreprise.

Avec l’avènement de produits hyperciblés, la réussite d’un lancement passe désormais par l’excellence d’une organisation à comprendre et ensuite à interagir avec un parcours de soin.

Où se trouvent les patients ? Comment sont-ils diagnostiqués ?

Quel est leur parcours de soin depuis l’apparition de leur maladie jusqu’à leur traitement ? Qui sont les professionnels de santé impliqués dans ce parcours, avec pour chacun la définition de leur rôle ?

Qui décide de la stratégie thérapeutique ? Qui fait le suivi et possiblement décide de l’ajustement de cette stratégie thérapeutique ?

Être capable de répondre à ces questions, et ensuite d’élaborer une stratégie d’interaction efficace nécessite la mise en place d’une organisation experte dans ces dimensions.

Face à ces parcours de soins, l’efficacité des interactions passe par une redéfinition de leur utilité et de leur contenu : la connectivité propose des opportunités inédites et valorisantes.

Ces nouvelles expertises devenus critiques sont d’abord génériques avant d’être appliquées à un produit : et parce que nous avons besoin des meilleurs autour des priorités, l’organisation de ces sociétés à produits hyperciblés doit retrouver sa dominante « fonction ».

Par évidence, les biotechs mono ou pauci produits doivent favoriser cette approche dans la mesure où la « fonction » (hors recherche) est une faiblesse critique.

Il est relativement aisé de décider d’un changement d’organisation une fois que les priorités ont été définies. Il est beaucoup plus difficile de faire évoluer les fonctions et responsabilités des collaborateurs.

Dans la méthode à suivre, la définition des priorités amène ensuite aux décisions sur l’organisation. Se pose alors la question de la transition.

Sous l’effet des changements en cours, définir le rôle et le profil des personnes qui font l’interface entre la société et l’ensemble des acteurs de santé est complexe. Dans la majorité des cas, ces personnes ont eu comme rôle de délivrer de l’information sur des produits : nous allons maintenant leurs demander de connaitre l’écosystème de santé, de mettre en place des outils connectés pour partager de l’information, de favoriser le parcours de soins, d’ambitionner une vision patient-centrée.

Cette modification de rôle doit se matérialiser par des transformations quantitatives et qualitatives des interactions, avec de nouveaux interlocuteurs à connaitre et de nouvelles expertises à acquérir : il ne s’agit pas d’ajustements mais bien de transformations, et il n’est jamais sûr que des personnes habituées à informer « produit » durant des années puissent demain reconsidérer fondamentalement leur rôle.

La période transitionnelle doit être parfaitement maitrisée. Cette mise en place ou ce mouvement vers une organisation « fonction » où le produit n’apparait plus comme prioritaire, si elle est efficace et sans risque dans un environnement non concurrentiel (et beaucoup de situations sont non concurrentielles, comme le domaine des maladies rares), est à considérer avec une certaine prudence dans un environnement concurrentiel important.

Dans certaines situations et sans remettre en cause le principe d’une organisation « fonction » au niveau du siège, le maintien additionnel et temporaire d’un axe « produit » peut être envisagé.

La diversité des réponses organisationnelles observées dans le monde pharmaceutique d’aujourd’hui traduit l’absence de réponse univoque : mais dans tous les cas, de nouveaux métiers sont déjà indispensables à l’adoption des nouveaux traitements.

Beaucoup de sociétés pharmaceutiques d’importance ont un portefeuille de produits mixant plusieurs catégories de produits, du produit hyperciblé à ceux répondant aux besoins d’un plus grand nombre de patients mais dont la prescription reste essentiellement initiée par un spécialiste.

Pour ces derniers produits, l’importance quantitative des interactions avec les professionnels de santé, leur niveau plus limité d’information sur les produits et le plus souvent la charge concurrentielle forte, sont autant de raisons de vouloir conserver un axe prioritaire « produits » orientant le choix de l’organisation.

Cet axe prioritaire ne dénie pas l’importance des compétences listées précédemment mais reconnait pragmatiquement que la valorisation de l’offre produit auprès des acteurs de santé continue de requérir le meilleur des ressources.

La diversité des situations a conduit certaines sociétés pharmaceutiques à segmenter leur business en entités quasi indépendantes : une entité pour les maladies rares, une entité pour des thérapeutiques hautement ciblées (le plus souvent l’oncologie) et une entité pour le reste de leur portefeuille produit.

D’autres ont pris le chemin inverse en réunissant la totalité de leur portefeuille sous une seule bannière et en privilégiant l’axe « fonction ».

L’analyse que nous pouvons faire c’est que le choix d’une organisation doit être fonction du portefeuille et de sa segmentation et des priorités que les produits de ce portefeuille induisent. Il doit prendre en compte l’environnement extérieur mais aussi des considérations économiques internes. Il induit la nécessité d’être compétitif pour attirer les nouveaux talents nécessaires à son fonctionnement.

La cohérence entre priorités-organisation-ressources est probablement le défi le plus difficile : les ressources doivent s’adapter aux priorités et non l’inverse, avec, pour y arriver, une redéfinition précise des rôles et métiers et un programme volontariste de formation.